DÉCHØUKAJ : QUAND L’HISTOIRE COLONIALE PREND PLACE AU TRIBUNAL

Déchoukaj : arracher les symboles pour respirer enfin.

DÉCHØUKAJ : QUAND L’HISTOIRE COLONIALE PREND PLACE AU TRIBUNAL

Partout, des statues coloniales s’imposent comme des monuments « naturels » alors qu’elles perpétuent un récit de violence et de domination. Le déchoukaj martiniquais de 2020, survenu trois jours avant la mort de George Floyd, rappelle que déboulonner ces symboles n’efface pas le passé, mais redonne souffle et justice à ceux qui vivent sous leur ombre. Le procès qui s’ensuivit, suspendu entre loi et mémoire, a montré que ces gestes de révolte ne se limitaient pas à la chute des statues : ils faisaient trembler les récits officiels et forçaient la société à interroger son rapport à l’histoire.

Les statues coloniales : un héritage toxique

Dans de nombreuses villes françaises et dans les territoires d’outre-mer, les statues coloniales continuent de dominer les places, les carrefours et les parcs. Elles semblent faire partie du décor, comme si elles étaient naturelles, inoffensives, dépolitisées. Pourtant, leur présence n’a rien d’innocent. Le philosophe Pierre Tevanian l’exprime avec clarté :

« les statues coloniales sont comme de l’amiante dans l’espace public »

Ces monuments contaminent silencieusement notre quotidien, de la même manière qu’une matière toxique que l’on laisserait exposée au soleil : ils sont là, mais ils agressent, irritent, rappellent sans cesse à une partie de la population une histoire de domination, de violence et d’humiliation.

Ce que Tevanian met en lumière, c’est la manière dont ces statues produisent une pollution mémorielle. Elles ne se contentent pas d’occuper l’espace : elles l’embaument, au sens fort du terme. Elles saturent les lieux de mémoire figée, d’un récit univoque qui glorifie la conquête, l’esclavage, la domination impériale. Elles préservent, à la manière des cadavres momifiés, les héros d’un ordre racial passé, maintenu en vie dans un présent où beaucoup tentent pourtant de respirer autrement.

Statue de Victor Schœlcher, Anatole Marquet De Vasselot, Fort-de-France, Martinique

Cette toxicité se renforce lorsque l’on observe ce phénomène dans les Antilles, là où les terres portent directement les marques de l’économie de plantation, des révoltes, des génocides d’Amérindiens et des sociétés esclavagistes.
Voir s’élever, au cœur de ces territoires, les statues de colonisateurs, d’administrateurs soit disant éclairés ou de figures ayant tiré parti de l’esclavage relève d’une violence particulièrement aiguë. L’espace public devient alors un palimpseste colonial où les mémoires douloureuses sont étouffées sous la domination visuelle de ceux qui ont contribué à l’asservissement des ancêtres.

Dans des territoires où chaque nom de rue, chaque pierre, chaque port résonne encore de l’histoire de la traite, ériger ou maintenir ces statues revient à maintenir une écologie coloniale : une manière d’organiser l’espace et le vivant selon les logiques de l’ancien ordre racial.
Ce paysage monumental empêche la guérison. Il ne permet pas la respiration. Il produit une atmosphère saturée d’injonctions silencieuses : se souvenir comme « il faut », regarder l’histoire à travers les yeux des dominants, accepter la verticalité de ces figures qui surplombent les vivants.

Nous vivons donc dans une écologie post-coloniale empoisonnée, où les statues fonctionnent comme des objets contaminés : elles diffusent un récit imposé, elles blessent symboliquement, elles empêchent l’émergence d’autres mémoires. Les maintenir en place, surtout dans les territoires qui ont été les plus brutalement marqués par la colonisation, revient à reconduire cette pollution et à naturaliser la hiérarchie qu’elles incarnent.

Déchøukaj ! Déboulonner pour respirer

Face à cette contamination mémorielle, une réponse émerge : le déchoukaj. Le terme, issu du créole haïtien déchouké, signifie « déraciner ». Son origine politique remonte à la chute de la dictature des Duvalier à Haïti, lorsque le peuple s’est mis à arracher les symboles du régime : statues, portraits, emblèmes. Déchouké, c’était enlever la racine du mal, ôter ce qui continuait d’opprimer même après la chute du pouvoir.

En 2020, le mot circule à nouveau, porté par des mouvements décoloniaux, des artistes, des collectifs d’habitant·es. Et il faut le rappeler : en Martinique, les premiers déboulonnages ont lieu avant la mort de George Floyd.
Alors que ce meurtre, le 25 mai 2020, enflammera le monde entier et ouvrira une vague mondiale de renversements de statues, le 22 mai 2020, trois jours plus tôt, la Martinique avait déjà ouvert la voie. Mais ces actions ne relèvent pas du mouvement Black Lives Matter, elles s’inscrivent dans la continuité des mobilisations locales de fin 2019 à début 2020, qui dénonçaient l’impunité des responsables de l’empoisonnement massif au chlordécone, pesticide toxique et persistant dans les sols pour des millénaires, affectant plus de 90 % des populations de Guadeloupe et de Martinique. Les déboulonnages conjuguaient ainsi protestation contre cette écologie coloniale et lutte pour la justice sociale et sanitaire.


Le 22 mai 1848, le gouverneur Rostoland est forcé d’abolir l’esclavage, poussé par l’insurrection d’esclaves et d’affranchis qui imposent leur liberté. Schoelcher, souvent présenté comme « le libérateur », signe le décret à Paris, mais l’abolition martiniquaise avait déjà été arrachée par la lutte.
Ce décalage dérange profondément le roman national français, qui préfère la figure rassurante d’un homme blanc éclairé plutôt que la mémoire brûlante de résistances noires déterminées.

C'est ainsi que le 22 mai 2020, 172 ans jour pour jour après cette victoire arrachée, un groupe de militant·es martiniquais déchouke deux statues de Schoelcher. La date n’est pas choisie au hasard : elle rappelle que la liberté n’a jamais été un don mais une conquête. Ce jour-là, tombent aussi la statue de Joséphine, associée à la restauration de l’esclavage, et celle de d’Esnambuc, colon et fondateur de la première implantation française en Martinique. Comme si la terre antillaise rejetait en bloc ces figures qui avaient été figées en sauveurs ou en fondateurs légitimes.

Les quatre statues déchøukées en Martinique en 2020 ©@dechoukaj.com

Pour les militant·es, ce geste n’est pas un acte de vandalisme, mais un acte de santé publique. Une désintoxication de l’espace, une manière de rétablir la respiration. Ce n’est pas l’effacement de l’histoire : c’est la fin de l’amnésie organisée.
En déracinant les statues coloniales, on déracine aussi ce qui empêchait la mémoire plurielle de s’exprimer. Le déchoukaj rend l’air plus respirable, l’espace plus juste, le passé plus ouvert. Il redonne enfin aux vivants la possibilité de choisir ce qu’ils souhaitent honorer, transmettre et inscrire dans leurs paysages.

Un procès historique

En novembre 2025, Fort-de-France s’est réveillée avec le poids d’une histoire qui revenait frapper à la porte du tribunal. Ce n’était pas seulement onze personnes que l’on jugeait : c’était un geste, un souffle, un refus, une mémoire qui réclame enfin de respirer. Les statues abattues, couchées à terre cinq ans plus tôt - celles de Victor Schœlcher, de Joséphine de Beauharnais et de Pierre Belain d’Esnambuc - semblaient encore résonner. Comme si le métal tombé avait laissé des ondes que même le temps n’avait pas réussi à dissiper.

Les onze prévenus - six hommes et six femmes - militants anticolonialistes luttant, selon leurs mots, « face à la banalisation, voire à l’apologie, d’un crime contre l’humanité dans l’espace public » étaient poursuivis pour « destruction de biens appartenant à une personne publique ». La plainte avait été déposée par l’État, ou plus précisément par la collectivité publique détentrice des statues. Puisque ces monuments faisaient partie du patrimoine public, leurs déboulonnages ont été qualifiés juridiquement de « destruction de biens publics », transformant un acte militant en affaire judiciaire.

Statue originale de Marie-Thérèse Julien Lung-Fou représentant Victor Schœlcher déchoukée par un militant martiniquais le 22 mai 2020

Le procès du déchoukaj, qui se déroula les 5, 6 et 7 novembre 2025, c’était aussi le procès des statues elles-mêmes, même si elles n’étaient pas assises dans le box. Leurs silhouettes absentes mais omniprésentes hantaient les débats. On évoquait Joséphine, Schoelcher, d’Esnambuc : non pas les personnes, mais ce que le marbre, le plâtre et le bronze avaient figé en elles. Le tribunal devenait un espace où la pierre prenait soudain la parole malgré elle, et où l’histoire coloniale se retrouvait convoquée à comparaître.

Sur place ou ailleurs, on ne venait pas seulement soutenir des prévenus : on venait assister à ce que beaucoup appelaient déjà un événement. Pas un jugement, mais une mise en débat du passé, une tentative de dire enfin à haute voix ce qu’on respire depuis trop longtemps en silence. Car il s’agissait bien de cela : de respiration. Devant le juge, la défense parlait de dignité, de mémoire blessée, de paysages empoisonnés. Comme si chaque statue, en tombant, avait laissé échapper un nuage de poussière ancienne, et que ce procès tentait de comprendre cette poussière, de lui donner sens.

Les journées se succédaient. Des historiens ont été mentionnés, rappelant que partout dans le monde, des peuples avaient déboulonné leurs bourreaux pour retrouver leurs horizons. On évoquait Haïti, les États-Unis, Bristol, la Guadeloupe. La Martinique, elle, se trouvait soudain insérée dans une géographie plus vaste de luttes mémorielles. Au fil des audiences, un autre élément s’est imposé silencieusement : la manière dont ce procès mobilisait l’histoire dans l’espace public. Ce que les historiens appellent les usages publics de l’Histoire prenait ici forme concrète : l’histoire utilisée hors du seul cadre universitaire, mise au service d’un débat social, parfois judiciaire, accessible au plus grand nombre. Dans ce tribunal, l’histoire et non la mémoire, devenait un outil de compréhension collective.

Pancartes accrochées aux grilles du tribunal judiciaire de Fort-de-France pendant les jours du procès. ©Jean-Marc Etifier

Et puis, le 17 novembre 2025, le verdict est tombé : un verdict qui a tout remué. Deux personnes ont été reconnues coupables, mais avec dispense de peine. Les neuf autres ont été totalement relaxées. Le parquet n'a donc requis aucune peine. C’était comme si l’État lui-même, à travers ses représentants, avait reconnu la complexité du geste et la densité de son sens. Comment condamner un geste qui cherche à délivrer un espace public saturé d’anciennes dominations ? Comment réduire à une contravention ce qui, pour beaucoup de Martiniquais, avait été un souffle de survie symbolique ?

Ce jour-là, ce n’étaient pas seulement des individus que l’on entendait : c’était une idée que l’on reconnaissait. L’idée que les statues coloniales ne sont pas des objets neutres. Que les déboulonner peut être un acte de mémoire, un acte de santé symbolique, un acte d’amour pour une terre qui porte encore dans ses sols les cicatrices de la plantation.

Dans les rues de Fort-de-France, certains ont parlé d’une victoire. D’autres, plus sceptiques, ont perçu ce résultat comme un commencement, un signal, certes, mais fragile, qui ne garantit ni la fin des débats sur l’héritage colonial, ni la transformation réelle de l’espace public. Le début d’un long travail pour que les paysages cessent de refléter les hiérarchies du passé. Pour que les places, enfin, puissent accueillir d’autres récits, d’autres visages, d’autres mémoires. Le procès s’est achevé, mais il a laissé derrière lui une vibration, une attente, une promesse : celle que l’on peut déraciner une statue et, avec elle, faire bouger quelque chose de plus profond, quelque chose qui tient à la manière dont un peuple se regarde, se raconte, se relève.

Ce procès restera inscrit dans l’histoire martiniquaise comme un moment où le droit a dû faire face à l’histoire, et où l’histoire a parlé plus fort. Un moment où un tribunal s’est transformé en espace de guérison, de confrontation et d’espoir. Un moment où l’on a compris que déboulonner une statue, ce n’est pas tourner le dos au passé : c’est refuser de s’y laisser enfermer. C’est ouvrir une brèche dans la pierre pour que passe un peu de lumière. Un peu d’air. Un peu de futur.

FALL Penda

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dechoukaj
déchøukaj 2020 — déboulonnage de statues en Martinique ° archives vivantes
Déchoukaj : réflexions historiques et politiques sur le déboulonnement de Victor Schoelcher
Cet article est la version retravaillée d’une tribune intitulée “La Martinique malade de sa colonialité”, que j’avais publiée dans le quotidien France-Antilles le 28 mai 2020, dans la foulée des premiers déboulonnements en Martinique.
Politiques de la mémoire
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