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LES NEWS D’HISTOIRES CRÉPUES #2

Chaque mois, on vous embarque pour une plongée éclairée – et crépue – au cœur de l’histoire coloniale et de ses héritages multiples.
Cette newsletter prolonge l’aventure d’Histoires Crépues, avec la même volonté : apporter du contexte, des repères, et des clés de lecture pour mieux comprendre le continuum colonial qui façonne encore nos sociétés.

Au fil des numéros, on explorera une thématique forte, une figure marquante, et on partagera avec vous des ressources pour nourrir la réflexion : livres, podcasts, vidéos, conférences... de quoi éveiller les esprits curieux et affûter les consciences engagées. L’idée ? Se former ensemble, mieux comprendre le passé pour décrypter le présent, et surtout, disposer d’outils concrets pour transmettre ces savoirs autour de soi.

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DOSSIER (DÉ)COLONIAL

LES ABOLITIONS DE L'ESCLAVAGE

L’histoire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises est souvent racontée comme une avancée humaniste portée par la République. Pourtant, dans les faits, les deux abolitions – en 1794 et en 1848 – sont intimement liées à des soulèvements d’esclavisé·e·s, comme celui de 1791 à Saint-Domingue ou celui du 22 mai 1848 en Martinique. Ces résistances montrent que la liberté a été arrachée, bien avant d’être reconnue par l’État. Mais le système colonial perdure : pouvoir impérial, logiques économiques et hiérarchies raciales se maintiennent...

L'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises en 1848 © RMN'Grand Palais (château de Versailles) / Franck Raux

DÉFAIRE LE STATUT D'ESCLAVE SANS DÉFAIRE LE STATUT DE MAÎTRE ?

🔹 Abolir l'esclavage, préserver la Colonie
L'abolition de l'esclavage en 1794 est une stratégie pour mobiliser les esclaves affranchis contre les Britanniques et les Espagnols, qui menacent de prendre le contrôle du territoire. L'objectif est de préserver la colonie, quitte à abolir l'esclavage. Cependant, cette abolition ne met pas fin au système colonial : elle réorganise simplement la colonie sous un nouveau modèle avec un gouverneur colonial, comme Toussaint Louverture.

🔹 Esclavagisé par la dette, un néocolonialisme
Après la victoire de Vertières en 1803, où Dessalines et ses troupes battent l’armée de Napoléon, Haïti devient indépendante en 1804. La première république noire hérite néanmoins d’un modèle économique fondé sur la plantation. Produire, oui mais vendre librement à l’étranger, non. L’indépendance est entravée par l’isolement économique et surtout par la dette imposée par la France en 1825. Cette "rançon" pour la liberté asservit l’État haïtien et inaugure un nouveau système de dépendance : le néocolonialisme.

🔹 Indemniser les maitres, consolider l'ordre racial
En 1849, l’État français verse une indemnité aux anciens colons pour "compenser" la perte de leurs esclaves, considérés comme des biens meubles selon le Code noir. En indemnisant uniquement les colons pour la perte de leur "propriété", la France cherche à préserver son ordre colonial et les intérêts des colons, tout en réaffirmant la hiérarchie raciale. Cette indemnité revient en réalité à réparer une perte de pouvoir racial, en compensant les colons pour la fin de leur domination administrative sur les ancien·ne·s esclavisé·e·s.

Estampe de Jean-Charles Develly représentant le baron de Mackau remettant au président haïtien Jean-Pierre Boyer l’ordonnance de Charles X de 1825 exigeant le paiement 150 millions de francs or en échange de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti. © BnF-Gallica

🎥Mais qu'en est-il des libres de couleur, affranchis ou descendants d'affranchis avant les abolitions, qui possédaient eux-mêmes des esclaves ? Quelle est leur place face à ces abolitions ? Ont-ils touché l’indemnité ? L’histoire n’est jamais simple, sans "méchant" ni "gentil". C'est cette complexité crépue que nous explorons dans cette vidéo, écrite par Seumboy, avec les historien·nes Jessica Balguy et Amzat Boukari-Yabara.

GLOSSAIRE (DÉ)COLONIAL

Esclavage, réparations, restitutions : pour un lexique critique

◆ ESCLAVES OU ESCLAVISÉ·E·S ?

Quand on parle des personnes ayant vécu sous le joug de l’esclavage, les termes que l’on utilise ne sont pas neutres. Faut-il dire esclaves ou esclavisé·e·s ? Les deux termes coexistent, mais ne renvoient pas aux mêmes réalités selon Jessica Balguy (historienne) :

Esclaves : Ce terme renvoie à un statut juridique imposé par les systèmes esclavagistes, comme le Code noir, où les personnes étaient traitées comme des biens meubles. Il permet de décrire les logiques économiques et légales de la société coloniale, mais il risque de réduire les individus à leur condition imposée.


Esclavisé·e·s : Ce mot insiste sur le fait que la personne a été mise en esclavage. Il souligne qu’elle existait avant ce statut, et qu’elle a pu penser, résister, transmettre. Cette notion met en lumière la dignité, la subjectivité et la capacité d'agir des personnes concernées.

En somme, parler d’esclaves ou de personnes esclavisées, c’est choisir ce que l’on met en lumière : un statut imposé ou une humanité résistante. Les mots comptent, car ils orientent notre regard sur le passé et sur celles et ceux qui l’ont traversé.

◆ RESTITUTION OU RÉPARATION ?

La restitution, comme l’expliquent Jean-Marie Théodat (géographe) ou Mathilde Ackermann-Koenigs (historienne), c’est l’idée de rendre une somme d’argent prélevée de manière injuste.

Dans le cas d’Haïti, il s’agirait de rembourser ce que le pays a versé à la France pour obtenir sa reconnaissance après l’indépendance, une indemnité qui a profité aux anciens colons ou à leurs héritiers, et qui a plongé Haïti dans un surendettement durable. Le problème ? Aujourd’hui, cette somme a été payée depuis longtemps, redistribuée, spéculée, réinvestie ailleurs. D’où la difficulté de penser "comment restituer ?" : à qui ? sous quelle forme ? et selon quels mécanismes juridiques ?

La réparation, elle, va plus loin. Pour Myriam Cottias (historienne), c’est une manière de corriger un déséquilibre historique : pas seulement rendre ce qui a été pris, mais agir pour rétablir une égalité là où il y a eu exploitation, spoliation, domination. Cela peut passer par des mesures économiques, éducatives, culturelles, symboliques.

En bref :
Restituer, c’est rembourser une injustice passée.
Réparer, c’est agir pour rétablir l’égalité dans le présent et l’avenir.

Et si on veut vraiment tourner la page, comme le dit si bien Jean-Marie Théodat, il ne faut pas la brûler, il faut la lire.

🎥 Découvrez comment Haïti, premier État né d’une révolte d’esclaves, a été contraint de payer pour sa liberté, dans cette vidéo en partenariat avec la Fondation pour la mémoire de l'esclavage, racontée avec des historien·ne·s et des archives inédites.

QUI ÉTAIT… ?

Louis-Joseph Janvier

Louis-Joseph Janvier (1855-1918), intellectuel de l'âme haïtienne, fut un témoin et un critique du sort de son pays, marqué par l'empreinte indélébile de l'esclavage. Né dans une Haïti encore marquée par les cicatrices des injustices coloniales, il s’est fait un devoir de dénoncer cette situation dans son livre Haïti aux Haïtiens (1884). Ce n’était pas qu’une critique de la politique : c’était un cri du cœur contre une dette qu’il jugeait immorale et injuste.

Il ne se contente pas de dénoncer la domination des puissances coloniales, il critique également les inégalités internes à la société haïtienne, notamment entre les différentes couches de la population, héritées du système colonial. Pour lui, la véritable liberté d’Haïti ne se trouvait pas seulement dans l’indépendance politique, mais dans l’égalité réelle et l’abolition des discriminations intra-communautaire. Dans L’Égalité des races (1884), il propose une vision où les processus d'étiquetage via la race ne définit pas la valeur d’une personne et où l’histoire de l'esclavage, bien que tragique, ne doit pas devenir une excuse pour la division sociale.

Si son analyse trouve un écho particulier dans l'histoire d'Haïti, ses principes restent réplicables, offrant ainsi une réflexion puissante sur les mécanismes d’oppression qui affectent encore de nombreuses sociétés...

RESSOURCES (DÉ)COLONIAL

LES INTERVENANT·ES À SUIVRE :

Mathilde Ackermann-Koenigs - Doctorante en histoire à l'École des hautes Études en Sciences Sociales

Jessica Balguy - Doctorante en histoire à l'École des hautes Études en Sciences Sociales

Amzat Boukari-Yabara - Historien et écrivain

Myriam Cottias - directrice du Centre International de Recherches sur les esclavages et post-esclavages - CIRESC, spécialiste de l’esclavage dans l’espace caribéen

Jean-Marie Théodat - Maître de conférence à la Sorbonne Paris I et à l'université nationale d’Haïti

LES HÉRITAGES À (RE)LIRE :

Louis-Joseph Janvier - journaliste, romancier, historien et diplomate haïtien.

Cyril Lionel Robert James - intellectuel, théoricien marxiste et militant politique, originaire de Trinité-et-Tobago, ancienne colonie britannique des Antilles.

ÉCHOS (DÉ)COLONIAUX

Marronnage & Black Love

🔸 Le marronnage, une résistance affective

Le marronage ne se limite pas à une fuite physique, mais implique aussi une redéfinition des relations sociales et affectives. Des figures comme Claire et Copéna en Guyane ou Héva et Anchaing à La Réunion incarnent une résistance par l’amour. Leur union n’est pas seulement sentimentale : c’est une prise de position contre l’ordre esclavagiste, une manière de fonder une famille libre, en dehors du regard du maître. Fuir ensemble, aimer en liberté, élever des enfants en dehors de la plantation : ces gestes deviennent des actes politiques.

🔸 Le Black Love, un amour subversif et collectif

Le Black Love dépasse le couple. Il devient un amour communautaire, fait de solidarité, de protection, de transmission. C’est une forme d’amour politique, qui englobe la lutte pour la survie, la dignité et la mémoire. Dans un monde structuré par la négation de l’humanité noire, aimer les siens, c’est résister. Harriet Tubman en est une figure emblématique : en risquant sa liberté pour libérer plus de 300 esclaves Ce geste incarne le Black Love dans sa dimension la plus sacrificielle : aimer sa communauté, c’est risquer sa propre liberté pour lui.

Aujourd’hui, le Black Love dépasse le romantisme : c’est un amour transgressif et intersectionnel, traversé par des dynamiques imbriquées de race, de genre, et de sexualité et de classe. C’est une manière, pour des personnes à la croisée de plusieurs systèmes d’oppressions, de composer avec un monde qui leur est structurellement hostile.

🎥 Pour creuser cet écho on vous conseille notre vidéo : Petite histoire du Black Love au temps de l'esclavage en collaboration avec la revue Face B

CALENDRIER (DÉ)COLONIAL

Mission Dakar-Djibouti [1931-1933] : Contre- enquêtes

Au Musée du quai Branly, du 15 avril au 14 septembre 2025
Mission Dakar-Djibouti : un butin colonial passé au crible.

Entre 1931 et 1933, la mission ethnographique Dakar-Djibouti traverse 14 pays africains, collectant plus de 3 000 objets, des restes humains, photos et enregistrements, souvent sans consentement. Derrière l’apparence scientifique, une logique de prédation coloniale.

L’exposition "Contre-enquêtes" revient sur cette expédition à travers archives, témoignages et regards croisés de chercheurs africains et français. L'exposition tente de s’inscrire dans un mouvement plus large de réappropriation des récits et de justice mémorielle.

🎥 On s’est rendu au sein de l’expo et on a beaucoup de choses à dire. On en reparle très bientôt dans notre prochaine vidéo. Préparez-vous à déconstruire l’héritage colonial des musées européens...


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Merci d'avoir pris le temps de nous lire. On se retrouve le mois prochain avec un autre dossier décolonial !

En coulisses de vos lectures - Penda Fall