BRÈVE HISTOIRE DE L'ANTIRACISME (1980 - 2020)

Quatre décennies de luttes antiracistes que la France préfère oublier et qu’il est urgent de remettre en lumière.

BRÈVE HISTOIRE DE L'ANTIRACISME (1980 - 2020)

Depuis les années 1980, l’antiracisme en France s’écrit dans la rue, les associations, les collectifs et les prises de parole qui refusent l’injustice. Quarante ans de mobilisations, de victoires fragiles et de revers persistants : une histoire souvent éclipsée par celle du racisme lui-même, alors même qu’elle a été portée par des générations trop souvent invisibilisées, caricaturées ou effacées. Cette brève traversée des mouvements antiracistes de 1980 à 2020 rappelle qu’un antiracisme spécifiquement français existe. Histoires Crépues s’inscrit dans cette filiation : raviver la mémoire, comprendre les forces et les limites de ces combats, et maintenir la flamme à un moment où l’extrême droite réoccupe l’espace public.

Qu’a gagné l’antiracisme ? Qu’a-t-il perdu ? Et que nous apprennent ces quarante années pour renforcer aujourd’hui une communauté réellement antiraciste ?

Années 1980 : la colère prend la rue

Le combat antiraciste mené par les immigrés, notamment dans les foyers de travailleurs - à l’image du collectif Révolution Afrique, qui s’opposait au continuum colonial dans ces espaces - prend racine bien avant les années 1980. C’est pourtant à l’été 1983, à Vénissieux, près de Lyon, que les luttes antiracistes trouvent un écho médiatique et politique particulier : la blessure de Toumi Djaïdja, président de SOS Avenir Minguettes, infligée par un policier, déclenche plusieurs nuits de révolte. Trop souvent, depuis la fin de la colonisation, ce scénario se répète : des enfants d’immigrés colonisés sont blessés ou tués, et la colère éclate.

Toumi Djaidja (au centre) et la secrétaire d'Etat à la famille, Georgina Dufoix, à la marche des beurs à Strasbourg, le 20 novembre 1983. MARCEL MOCHET/AFP

De cette colère naît une idée : marcher, pacifiquement, de ville en ville. La Marche pour l’égalité et contre le racisme rassemble en octobre 1983 plus de 100 000 personnes à Paris, blanc·hes et non-blanc·hes défilent ensemble. Pourtant, les médias, en quête de récit simple et rassurant, rebaptisent rapidement cette marche la « Marche des Beurs ». Le combat devient alors un symbole édulcoré du métissage heureux, une image qui flatte la conscience blanche et neutralise les revendications politiques concrètes.

La une de «Libé» des 3 et 4 décembre 1983.

Ce fut le premier grand révélateur du colorblind racism : l’illusion selon laquelle « ne pas voir la race » suffirait à éradiquer le racisme. Une illusion dangereuse, car elle efface les héritages coloniaux et les luttes des populations racisées elles-mêmes. Dans cette première marche se lit déjà une tension fondamentale de l’antiracisme français : entre les revendications postcoloniales, portées par celles et ceux qui vivent le racisme au quotidien, et un antiracisme moral et médiatique, souvent blanc, qui préfère le symbole à l’action concrète.

Années 1990 : autonomie et voix racisées

Face à la récupération institutionnelle et au phénomène d’antiracisme moral, souvent associé ou attribué à des organisations comme SOS Racisme, parfois instrumentalisées par certains acteurs politiques, des mouvements autonomes et auto-organisés émergent dans les années 1990 et 2000. Ces mouvements visent à reprendre la parole et à définir eux-mêmes les priorités de leurs luttes, en insistant sur l’expérience concrète des populations racisées :

  • MIB - Mouvement Immigration Banlieue : fondé en 1995, il dénonce les violences policières, la double peine, les discriminations sociales et raciales, et promeut l’auto-organisation des quartiers populaires sans dépendre de la gauche institutionnelle. Le MIB symbolise un antiracisme “par et pour” les personnes concernées, où la légitimité politique naît directement de l’expérience vécue.
  • CM98 - Comité Marche du 23 mai 1998 : né à la suite de la grande marche silencieuse pour la mémoire de l’esclavage, le CM98 œuvre à inscrire cette mémoire dans l’agenda politique français et à obtenir reconnaissance et justice symbolique. Il illustre l’importance de lier lutte antiraciste et reconnaissance historique, pour transformer le récit national hexagonal en y intégrant les voix des descendants de colonisés et d’ultramarins.
  • UJFP - Union Juive Française pour la Paix : association juive laïque fondée dans les années 1990, elle milite pour le droit des Palestiniens à disposer d’eux-mêmes et s’oppose aux politiques coloniales israéliennes. Elle montre qu’un antiracisme postcolonial ne se limite pas à la seule expérience noire ou immigrée, mais s’inscrit dans une logique transnationale des oppressions.
Slogan du MIB

Ces mouvements incarnent un antiracisme postcolonial : il ne se réduit plus à une posture morale, à un slogan ou à un geste symbolique, mais se traduit en une pratique politique centrée sur les héritages coloniaux et les expériences vécues par les personnes issues de l’immigration postcoloniale. Ils révèlent aussi les dynamiques internes aux communautés racisées : tensions entre stratégies institutionnelles et autonomistes, débats sur la non-mixité et la représentation, articulation entre luttes locales et revendications globales. Ces mouvements posent la question centrale : qui a le droit de parler pour qui ?

Années 2000 : mémoire

Les années 2000 s’ouvrent sur une victoire symbolique et mémorielle majeure : la loi Taubira de 2001 reconnaît la traite et l’esclavage comme crime contre l’humanité. Pour la première fois, l’État français inscrit dans la loi ce qui a été trop longtemps nié, effacé ou minimisé dans le récit national. Mais cette victoire mémorielle coexiste avec des tentatives de contrôle et de répression : dès 2003, le gouvernement impose des restrictions sur le port du voile à l’école, tandis que des lois et des discours mémoriels vantent la colonisation et réhabilitent la présence française outre-mer. La mémoire devient un terrain de conflit politique et idéologique, un espace où s’affrontent la reconnaissance des injustices et la volonté d’édulcorer l’histoire.

C’est dans ce contexte que naît le Mouvement des Indigènes de la République (MIR), au printemps 2005. Le MIR affirme que la lutte antiraciste ne peut être dissociée de l’histoire coloniale : « La France a été un État colonial, la France reste un État colonial ». Il réintroduit le terme « indigène », qui dépasse la catégorie restrictive de l’« immigré » et permet de rassembler ultramarins et descendants de l’immigration postcoloniale. Le MIR illustre la nécessité d’une autonomie politique des luttes menées par et pour les racisé·es, où la mémoire, l’expérience vécue et l’analyse structurelle du racisme se combinent pour produire une parole et une action collectives légitimes.

Plusieurs milliers de personnes participent à une marche des Indigènes de la République, le 8 mai 2005 dans les rues de Paris, à l’occasion du soixantième anniversaire de la répression des manifestations algériennes de Sétif le 8 mai 1945. © François Guillot/AFP

Les révoltes de 2005, après la mort tragique de Zyed et Bouna, viennent appuyer cette autonomie en révélant brutalement les limites d’un antiracisme moral. Elles mettent en lumière la persistante colonialité du pouvoir, la manière dont les institutions françaises continuent de hiérarchiser les vies selon la couleur de la peau et l’origine, et la nécessité de penser les luttes urbaines à travers une lecture décoloniale, qui articule mémoire, racisme structurel et légitimité politique des populations concernées.

Ainsi, ces années se caractérisent par une singularité particulière : la mémoire devient un champ de bataille, les mouvements autonomes relient revendication politique et mémoire postcoloniale, et la colère des quartiers populaires éclate au grand jour. C’est un moment où l’histoire coloniale, la mémoire de l’esclavage et les violences contemporaines se rejoignent pour éclairer la trajectoire de l’antiracisme français.

Années 2010 : intersectionnalité

Les années 2010 ouvrent une période où l’antiracisme postcolonial se réinvente. C’est l’époque de l’émergence de collectifs comme Mwasi, Décoloniser les arts ou Lalab, qui inventent des espaces de parole et d’action où les femmes noires et/ou musulmanes, ou plus largement les populations racisées, peuvent produire leur propre discours, loin des filtres institutionnels ou médiatiques. La non-mixité devient ici un outil stratégique : en créant des espaces réservés, ces collectifs permettent à des voix longtemps invisibilisées de se faire entendre, d’affirmer leur expérience et de construire des analyses politiques et culturelles.

Cette décennie met au premier plan l’intersectionnalité : race, genre, classe, orientation sexuelle et héritages coloniaux ne sont plus des catégories séparées mais des strates imbriquées qui structurent les expériences de domination et les stratégies de résistance. Comprendre cette complexité, c’est saisir pourquoi les luttes contre le racisme ne peuvent être dissociées de celles contre le sexisme, l’islamophobie, la pauvreté ou les inégalités territoriales.

Les années 2010 ressemblent à une constellation : chaque collectif, chaque voix, chaque action est une étoile qui éclaire un ciel longtemps obscurci par le silence et l’effacement. Ensemble, elles dessinent des constellations nouvelles, où l’antiracisme devient à la fois un espace de création, forgeant des stratégies collectives pour transformer la société et réinventer l’espace public.

Années 2020 : globalisation

Les années 2020 s’ouvrent dans un contexte où le racisme se banalise à l’échelle mondiale, soutenu par des discours politiques de normalisation de la haine, qu’il s’agisse de Donald Trump aux États-Unis ou de Benjamin Netanyahou en Israël. Dans ce climat, l’antiracisme se transnationalise : les mobilisations autour de George Floyd ou encore d’Adama Traoré en France révèlent que le racisme systémique dépasse les frontières nationales, qu’il s’inscrit dans des structures policières, juridiques et économiques interconnectées.

Manifestation contre les violences policières sur la place du Capitole, à Toulouse en France, le 3 juin. LIONEL BONAVENTURE / AFP

Le confinement de 2020 bouleverse la pratique militante mais ouvre aussi de nouvelles possibilités. Les réseaux sociaux, les vidéos en ligne et les applications pour filmer les violences policières deviennent des outils centraux pour documenter, dénoncer et analyser les injustices. Dans ce contexte, certaines formes de racisme ne prennent pas nécessairement corps, mais se voient mises sous les projecteurs médiatiques : le racisme anti-asiatique se diffuse en France comme ailleurs, stigmatisant les populations perçues comme « porteurs de virus » ou « étrangers responsables » de la pandémie. Cette visibilité met aussi en lumière une fracture au sein même des luttes contre le racisme anti-asiatique : d’un côté, un pôle centré sur l’affirmation identitaire et la reconnaissance d’un vécu singulier ; de l’autre, une approche plus transversale, consciente de l’instrumentalisation des populations dans la hiérarchie raciale et cherchant à créer des alliances.

De plus, les déboulonnages de statues coloniales aux Antilles ou à Paris, les tags dénonçant la « négrophobie d’État » et les actions symboliques dans l’espace public illustrent un antiracisme numérique et symbolique, capable de frapper l’imaginaire collectif et de rendre visibles des luttes multiples. Dans ce paysage, une dynamique essentielle s’affirme : celle des alliances inter-communautaires. Des solidarités se tissent entre communautés minorisées, diasporas, collectifs d’habitant·es et mouvements antiracistes, qui repensent ensemble les façons de s’organiser et de résister. Les jeunes générations d’activistes, d’artistes et de chercheur·ses réinvestissent l’espace public, produisent des savoirs situés et dans l’entrelacement de ces alliances, de nouvelles formes d’autonomie politique.

Les années 2020 ressemblent à un miroir transcontinental : les échos des rues de Minneapolis résonnent à Paris, Marseille ou Lyon, et les violences ciblant les communautés asiatiques rappellent que l’injustice raciale est plurielle.


Quarante ans d’antiracisme forment un long fleuve rugueux parfois, silencieux souvent, mais toujours traversé de voix, de vies et de mémoire. Des marches de 1983 aux mobilisations numériques de 2020, des cortèges parisiens aux hashtags du confinement, la lutte ne s’est jamais éteinte : elle s’est transformée. Aujourd’hui, une nouvelle génération se lève. Bissai Média, Parole d’Honneur, Tzedek, Histoire d’Afrique, Histoire Crépue : des voix jeunes et créatives qui reprennent le flambeau dans un paysage médiatique accaparé par l’extrême droite et une gauche encore trop blanche. Elles tissent des ponts entre mémoire et présent, savoir et indignation, colère et création. L’antiracisme français est fait de récits, de gestes, de vidéos, de rencontres : il réinvente le possible et rappelle que liberté, égalité, dignité ne se négocient pas, elles se bâtissent, génération après génération.

FALL Penda

Bibliothèque

Extrême gauche et cause immigrée dans les années 1968
Aux origines de l’engagement de l’extrême gauche [Paul Boulland et Vincent Gay] Durant les années 1968, par contraste avec les autres partis de gauche et les syndicats, les organisations d’extrême…
1983. La Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme
Suite à une série d’affrontements avec la police dans la banlieue lyonnaise et à la blessure par balle de Toumi Djaïdja, président de l’association SOS Avenir Minguettes, un groupe de jeunes du quartier des Minguettes à Vénissieux et de militants antiracistes de la Cimade lance l’idée d’une marche à travers toute la France pour dénoncer les crimes racistes, les expulsions et l’inégalité dans l’accès aux droits des jeunes de la deuxième génération. C’est la naissance de la “Marche pour l’égalité des droits et contre le racisme”.

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