
Depuis le début de la traite transatlantique, l’eau a été un instrument de violence et de contrôle. Les personnes noires réduites en esclavage étaient transportées sur des navires dans des conditions inhumaines. Celles qui tentaient de résister ou de se révolter étaient souvent jetées à la mer. Et si cette instrumentalisation de l’eau ne s’était pas arrêtée avec l’esclavage ? Aujourd’hui, elle continue de se manifester dans nos loisirs aquatiques. Qui peut vraiment se sentir libre de profiter des plages, du surf ou de la natation quand des héritages de ségrégation, de colonisation et d’exclusion structurent encore ces espaces ?
Le noir ne sait pas nager... ou on l'empêche de nager ?
Au début du XXᵉ siècle, la marginalisation des corps noirs s’étend jusque sur les rivages. Les plages et les sports aquatiques deviennent des espaces de ségrégation. Aux États-Unis, certains surfeurs n’hésitent pas à arborer des croix gammées sur leurs planches ou leurs vêtements, transformant le littoral en territoire presque exclusivement blanc. Les Blancs se sont approprié la mer comme ils l’avaient fait pour la terre, imposant leurs lois et leurs hiérarchies jusque dans les vagues.
Le Ku Klux Klan ne se cantonnait pas aux campagnes ou aux villes : certains de ses membres prenaient aussi la vague. La figure de Miki Dora, surnommé le « roi de Malibu », incarne cette histoire. Surfeur blanc emblématique de la Californie, il défendait une idéologie de rejet et de domination raciale. Il incarnait aussi une forme de localisme : ce mouvement par lequel des surfeurs s’approprient un spot et en excluent les « étrangers » - touristes, nouveaux venus ou personnes perçues comme indésirables, souvent racisées. Sous couvert de protéger un espace « authentique », le localisme a longtemps servi à maintenir des hiérarchies sociales et raciales, sur la terre comme dans l’océan.
Progressivement, le surf - hérité des pratiques hawaïennes - s’est blanchi, réduit à l’image standardisée du surfeur californien à la mèche blonde, devenu symbole d’une culture balnéaire réservée à une élite blanche.

Aujourd’hui encore, ces héritages coloniaux se rejouent de manière insidieuse mais structurante. Dans les territoires dits d’outre-mer, l’appropriation des plages et des zones côtières prolonge les mêmes logiques de dépossession et de hiérarchisation héritées de la colonisation : privatisation des espaces littoraux, marginalisation des populations locales, et reproduction d’un imaginaire balnéaire centré sur les corps blancs au détriment des habitant·es racisé·es. Iels, se voient interdites d’accès à certaines plages, ou contraintes par des normes de circulation, de baignade et de loisirs qui favorisent les touristes et les « expats » . L’appropriation des plages dans ces territoires est la continuité de la conquête coloniale : les côtes et les lagons, pourtant situés sur les terres des colonisés, sont transformés en lieux d’exclusion. L’eau reste ainsi un prolongement d’un territoire social racialisé : qui peut nager, surfer ou simplement se baigner dépend de son appartenance raciale ou de son statut social.
Finalement, l’imaginaire collectif, les représentations dans le sport et la culture populaire, et la surreprésentation de certains groupes dans les pratiques aquatiques témoignent de cette continuité historique. Dire que « le noir ne sait pas nager » n’est jamais une vérité neutre : c’est le reflet d’une longue histoire de privation d’accès et d’exclusion systématique. L’eau, au lieu de représenter un espace commun, devient un marqueur de hiérarchie raciale et sociale. Mais des voix s’élèvent pour contester cet ordre et des gestes de résistance viennent troubler ces vagues d’exclusion.
Bruce’s Beach
Willa (1862 - ?) et Charles Bruce (1860 - ?) formaient un couple d’entrepreneurs afro-américains qui, en 1912, ont bravé cet ordre racial établi en créant l’un des tout premiers complexes balnéaires ouverts aux noir·es aux États-Unis. Pour un peu plus de mille dollars, ils acquièrent un terrain à Manhattan Beach, dans la baie de Santa Monica, où ils donnent vie au Bruce’s Beach Lodge : un havre d’accueil, de détente et de joie, conçu spécialement pour les personnes noires.

À cette époque, les plages californiennes étaient largement interdites ou inaccessibles aux noir·es, non seulement à cause des lois Jim Crow - un ensemble de lois de ségrégation raciale imposées dans le sud des États-Unis entre la fin du XIXᵉ siècle et le milieu du XXᵉ siècle - mais aussi en raison de l'hostilité décrite précédemment, violente et omniprésente. Le tourisme, et plus particulièrement le tourisme balnéaire, contribuait à façonner un imaginaire racialisé de la détente, du paysage et de la supposée « pureté » des lieux, excluant systématiquement les corps noirs.

Face à cela, la station balnéaire des Bruce devient un refuge essentiel. Le complexe proposait un restaurant, une salle de danse, des vestiaires avec location de maillots de bain, et attirait une clientèle afro-américaine variée : artistes, musiciens de jazz, politiciens, entrepreneurs, intellectuel·les et familles modestes. Il représentait non seulement un espace de loisirs, mais aussi un lieu de résistance culturelle et de dignité, affirmant le droit des noir·es à l’accès au plaisir, à la plage, au repos.

Willa et Charles Bruce ont fait face aux intimidations des voisins blancs et aux menaces du Ku Klux Klan, comme le rappelle Shepard, un membre élargi de la famille Bruce qui porte aujourd’hui la voix de leurs intérêts :
« Ils ont crevé des pneus, brûlé des matelas sous la véranda du complexe hôtelier et tenté de faire exploser le compteur de gaz d'un des résidents. Ils ont mené des campagnes téléphoniques 24h/24 et 7j/7 et ont proféré des menaces contre Willa et sa famille. »
En 1924, les responsables de la ville de Manhattan Beach ont invoqué le droit d'expropriation, prétextant un projet de parc public, dont le terrain des Bruce et quatre autres lots appartenant à des familles afro-américaines. Leur complexe balnéaires est détruit trois ans plus tard. Mais le parc promis ne voit pas le jour. Pendant des décennies, la terre reste vide, comme figée dans l’oubli, symbole d’une dépossession déguisée en intérêt public. Ce n’est qu’au début des années 1960 que la parcelle est finalement rattaché à un parc municipal proche de la plage, avant d’être renommée Bruce’s Beach en 2006, tardive reconnaissance d’un passé marqué par la spoliation raciale, où l’intimidation, la violence et le droit ont trop souvent fait cause commune contre les propriétaires noirs. Une mémoire qui trouve des échos jusque sur les rivages français, comme un rappel que les plages ne sont pas que des lieux d’évasion : dans les Outre-mer aussi, elles portent les traces de conflits fonciers, d’effacements, et d’aménagements pensés sans les habitant·es racisé·es.
Sous l’impulsion de militant·es, la ville de Manhattan Beach est poussée à regarder son passé en face. En octobre 2020, dans le sillage des mobilisations qui ont suivi la mort de George Floyd, le conseil municipal cède à la contestation et crée la Bruce’s Beach Task Force, un groupe de travail chargé de réfléchir à des formes de réparation pour la famille Bruce. Deux ans plus tard, le 22 juillet 2022, une cérémonie officielle marque la restitution du titre de propriété aux descendants de Charles et Willa Bruce. Le gouverneur Gavin Newsom présente des excuses publiques et salue le rôle moteur de la militante Kavon Ward, fondatrice de l’organisation Where Is My Land, qui accompagne désormais d’autres familles afro-américaines à la recherche de terres volées.
Montgomery brawl
Les tensions dans ces espaces de loisirs balnéaires ne sont pas reléguées au passé. L'événement du Montgomery Brawl de 2023 en montre l’écho. Le 5 août 2023, à Montgomery, en Alabama, le Harriott II, bateau fluvial transportant 227 passagers, tentait de revenir à son quai habituel après une croisière. L’accostage a été bloqué par un bateau ponton privé amarré à l’emplacement réservé au navire. Cette obstruction a déclenché un conflit, non pas simplement matériel, mais social : l’incapacité du navire à accoster révèle les tensions latentes autour du contrôle de l’espace public et du droit d’accès à l’eau.

Le co‑capitaine noir du Harriott II, Dameion Pickett, intervient pour déplacer le ponton et permettre l’accostage. Les occupants du bateau privé, tous blancs, refusent de se déplacer, faisant écho à une forme de localisme : leur comportement transforme l’espace aquatique en territoire à défendre. La dispute dégénère rapidement en agression contre Pickett. Cette dernière met en lumière les lignes raciales présentes dans la confrontation : la violence ne se réduit pas à une dispute de voisinage, elle exprime des mécanismes de contrôle et de domination historique de l’espace aquatique par des individus blancs. Les gestes d’hostilité et l’escalade de la bagarre traduisent un conflit symbolique : l’eau et les quais sont des territoires où s’affirment, de manière très concrète, des rapports de pouvoir racialisés. Des individus noirs interviennent pour protéger Pickett, dont un jeune homme qui traverse la rivière à la nage, surnommé « Black Aquaman ». Lorsque la croisière peut finalement accoster, l’affrontement se poursuit sur le quai. Les chaises deviennent des projectiles, certaines personnes sont poussées ou jetées à l’eau, et la tension raciale est clairement perceptible. La bagarre, filmée et diffusée sur les réseaux sociaux, révèle aussi des dynamiques de solidarité immédiate et collective. Le comportement de ces individus illustre une réaffirmation des liens communautaires face à des exclusions historiques : l’intervention dans la rivière, le quai ou même la traversée à la nage par cet adolescent deviennent des actes de réappropriation symbolique de l’espace.
Au final, treize personnes ont été arrêtées après la bagarre, mais presque aussitôt relâchées. Cinq individus seulement ont dû se présenter au commissariat, et aucune condamnation pour crime de haine n’a été prononcée. Malgré la violence évidente et les motivations raciales apparentes, la justice a semblé occulter ce caractère, révélant à quel point les actes d’agression contre les personnes noir·es dans des espaces publics restent trop souvent impunis.

La « Montgomery Chair » devient rapidement le symbole de cette résistance collective. Ce phénomène illustre comment des objets et des lieux peuvent être investis de significations politiques et mémorielles, se transformant en vecteurs de mémoire collective. Depuis, chaque 5 août, sur les réseaux sociaux et au sein des communautés afro-américaines, la journée est commémorée comme un moment de solidarité et de victoire symbolique.
Au-delà de l’incident lui-même, le Montgomery Brawl offre une lecture plus large sur les rapports sociaux : les espaces aquatiques ne sont jamais neutres. Ils constituent des terrains où se cristallisent des tensions historiques liées à la race, au contrôle de l’espace et aux pratiques de loisirs. Nager, plonger ou simplement occuper un quai devient un acte socialement et politiquement significatif, réinscrivant les communautés historiquement marginalisées dans des lieux qu’on voulait leur interdire. Cet événement montre comment des moments de conflit local peuvent se transformer en symboles de résistance et de mémoire collective. L’eau devient un vecteur d’affirmation identitaire et de solidarité intercommunautaire : chaque geste, du plongeon à la protection d’autrui, participe à la construction d’une mémoire sociale et politique, rappelant que les exclusions raciales dans l’accès aux espaces aquatiques continuent d’inspirer des résistances contemporaines.
Des traversées transatlantiques à Bruce’s Beach, jusqu’au Montgomery Brawl, ces événements historiques rappellent que l’eau n’a jamais été neutre : elle reflète les rapports de pouvoir et se transforme en terrain de lutte. Qu’il s’agisse de l’Atlantique ou, aujourd’hui, de la Méditerranée marquée par les drames migratoires, ces espaces disent aussi les frontières, les violences et les espoirs qui les traversent - un sujet que nous pourrons approfondir dans un autre article. Mais ils révèlent tout autant comment les communautés noires s’approprient l’eau, en faisant un lieu de résistance, de mémoire et de solidarité. Enseigner à nager, occuper un quai ou défendre un espace public devient alors un acte de transmission et d’affirmation identitaire, ouvrant la voie à un futur où l’eau pourrait redevenir un espace de liberté partagée.
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