LES “KARENS” : ANATOMIE D’UN PRIVILÈGE BRUYANT
À chaque plainte excessive ou réclamation déplacée, un prénom revient : Karen. Mais derrière l’humour se cache un vrai pouvoir social.
Aujourd’hui, la figure de la « Karen » est familière : cette personne blanche qui élève la voix, appelle le manager et transforme un désaccord mineur en affaire d’État. Mais derrière le sarcasme et les mèmes, se cache une réalité plus sérieuse : les « Karens » incarnent une forme particulière de privilège : bruyant, revendiqué et souvent inconscient. Entre comédie sociale et démonstration de pouvoir, la « Karen » ne passe jamais vraiment inaperçue.
Le phénomène Karen
Le terme « Karen » s’est popularisé sur les réseaux sociaux pour désigner un type de comportement : celui de femmes blanches - souvent issues des classes moyennes ou supérieures - qui, sûres de leur bon droit, mobilisent leur statut social pour imposer leur autorité, exiger un traitement particulier, ou dénoncer, de manière disproportionnée, des situations impliquant des personnes issues de minorités. Ce phénomène révèle des dynamiques plus larges de domination raciale : il ne s’agit pas simplement d’attitudes individuelles, mais de pratiques sociales rendues possibles par l’articulation entre genre, blanchité et position sociale.
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Pourquoi « Karen » ? Parce que ce prénom, très répandu dans les années 1970, renvoie à une génération particulière de femmes blanches d’âge mûr. Sur les réseaux, il a été réinvesti pour désigner celles que l’on retrouve dans des vidéos devenues virales : on les voit se plaindre dans l’espace public, réclamer de parler à un manager, ou appeler la police contre des personnes racisées. Ces scènes, captées à leur insu, ont transformé la « Karen » en une catégorie culturelle à part entière, qui dépasse aujourd’hui les frontières américaines. Le phénomène ne repose pas sur de simples anecdotes, il traduit une posture systémique qui s’appuie sur plusieurs mécanismes bien identifiés :
- La victimisation : se présenter comme agressée ou lésée, même en position de pouvoir.
- Les white tears : mobiliser l’émotion et l’apitoiement comme instruments de domination.
- Le recours aux institutions : appeler la police, invoquer la loi, utiliser un ton moralisateur ou autoritaire pour renforcer sa position.
Ces comportements illustrent une forme spécifique de domination raciale féminine : des femmes blanches qui, en se positionnant comme victimes, exploitent et renforcent leurs privilèges sociaux. À tel point que le sujet a été pris au sérieux dans le droit américain : à San Francisco, une loi C.A.R.E.N (Caution Against Racially Exploitative Non-Emergencies) sanctionne désormais les appels policiers fondés sur des préjugés raciaux.
Une représentation sexiste du racisme ?
Reste que la figure de la « Karen » n’est pas exempte d’ambiguïtés. La dénonciation de ces comportements s’inscrit aussi dans une perspective profondément genrée : en Occident, les femmes en colère sont souvent perçues comme illégitimes, hystériques ou excessives, et leur expression publique est rapidement tournée en ridicule. Ce traitement s’inscrit dans un imaginaire sexiste qui associe la colère féminine à un défaut de maîtrise, renforçant ainsi des stéréotypes sur la nature émotionnelle des femmes. Cette dimension genrée explique en partie pourquoi il n’existe pas d’équivalent masculin pleinement reconnu : la tentative de populariser le terme « Kevin » pour désigner un comportement analogue n’a jamais rencontré le même écho ni la même charge symbolique. Le « Kevin » reste une figure isolée : il ne bénéficie pas du même poids culturel et social que la « Karen », car il renvoie moins à une construction identitaire universelle qu’à une catégorie sociale marquée - celle du beauf ou de l’homme issu des classes populaires - et non à une prétendue essence biologique commune à tous les hommes blancs, comme le laisse entendre le stéréotype de l’hystérie féminine.
Mais il serait réducteur de n’y voir qu’une construction sexiste. Car si la figure de la « Karen » existe, c’est bien parce qu’elle révèle un rapport de pouvoir spécifique, à l'intersection du genre et de la race : celui qui consiste à instrumentaliser la posture de victime pour faire peser la menace institutionnelle sur des minorités. Autrement dit, ces femmes se positionnent sont les victimes d'une société patriarcale mais en font un levier de domination raciale. Le phénomène « Karen » cristallise à la fois une critique féministe (parce qu’il cible et expose les femmes dans l’espace public) et une analyse des rapports de domination raciaux (car il met en lumière un usage réel et genré du privilège blanc).
Les reines de la Récré !

Dans le cadre scolaire, on retrouve une dynamique comparable à celle des « Karen ». Souvent parents d’élèves très investis dans la vie de l’école, ces femmes se positionnent comme de véritables gardiennes de l’institution. Leur engagement, qui peut sembler relever d’une contribution citoyenne ou d’un souci du bien commun, fonctionne aussi comme une forme de contrôle social. En définissant ce qui est conforme ou non aux règles de l’école et en veillant à leur application, elles exercent une autorité implicite sur les autres familles et sur les enfants. Comme les « Karen », elles incarnent une domination quotidienne, discrète mais efficace, qui passe par la vigilance constante, les interpellations et une mise en scène morale de leur rôle de « protectrices » de l’ordre scolaire.
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